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Il est habitué à renoncer à sa propre volonté pour le bien de tous, ou ce qu’il perçoit comme tel.
— Vous êtes un idiot, Elend Venture, lâcha Tindwyl d’un ton cassant, bras croisés, yeux écarquillés de mécontentement.
Elend serra fermement une courroie de sa selle. La garde-robe que Tindwyl avait constituée pour lui incluait un uniforme de voyage noir et argent qu’il portait en ce moment même, les doigts à l’abri des gants de cuir, vêtu d’une cape noire pour le protéger des cendres.
— Est-ce que vous m’écoutez ? demanda-t-elle, insistante. Vous ne pouvez pas partir. Pas maintenant ! Pas alors que votre peuple court un tel danger !
— Je vais le protéger d’une autre manière, répondit-il en inspectant les chevaux de bât.
Ils se trouvaient dans l’entrée couverte du bastion, utilisée pour les arrivées et départs. Vin montait son propre cheval, presque entièrement enveloppée par sa cape, serrant nerveusement les rênes. Elle avait très peu d’expérience de l’équitation, mais Elend refusait de la laisser courir. Potin ou pas, les blessures qu’elle avait reçues lors du combat de l’Assemblée n’avaient pas encore complètement guéri, sans parler des dommages qu’elle avait subis la veille.
— Une autre manière ? protesta Tindwyl. Vous devriez être à leurs côtés. Vous êtes leur roi !
— Non, plus maintenant, répondit Elend d’un ton cassant en se tournant vers la Terrisienne. Ils m’ont rejeté, Tindwyl. Maintenant, je dois m’inquiéter d’événements plus importants à plus grande échelle. Ils voulaient un roi traditionnel ? Eh bien, ils auront mon père. Quand je rentrerai de Terris, peut-être auront-ils compris ce qu’ils ont perdu.
Tindwyl secoua la tête et s’avança, parlant d’une voix calme.
— Terris, Elend ? Vous allez au nord. Pour elle. Vous savez pourquoi elle veut s’y rendre, n’est-ce pas ?
Il hésita.
— Ah, donc vous le savez, reprit Tindwyl. Et qu’en pensez-vous, Elend ? Ne me dites pas que vous croyez à ces délires. Elle se prend pour le Héros des Siècles. Elle pense qu’elle trouvera quelque chose, dans ces montagnes – un pouvoir, ou peut-être une révélation, qui la transformera en divinité.
Elend regarda Vin. Elle baissait les yeux vers le sol, capuchon rabattu, toujours perchée sur son cheval en silence.
— Elle essaie de suivre son maître, Elend, chuchota Tindwyl. Le Survivant est devenu un dieu pour ce peuple, alors elle croit devoir faire de même.
Elend se retourna vers Tindwyl.
— Si c’est réellement ce qu’elle croit, je la soutiendrai.
— Vous soutenez sa folie ? demanda Tindwyl.
— Ne parlez pas de mon épouse en ces termes, répondit Elend, dont le ton autoritaire fit tressaillir Tindwyl. (Il monta en selle.) J’ai confiance en elle, Tindwyl. Et la confiance repose en partie sur la croyance.
Tindwyl ricana.
— Vous ne pouvez tout de même pas croire qu’elle soit une sorte de messie annoncé par les prophéties, Elend. Je vous connais – vous êtes un érudit. Vous avez peut-être prêté serment à l’Église du Survivant, mais vous ne croyez pas plus que moi au surnaturel.
— Je crois, rétorqua-t-il d’une voix ferme, que Vin est mon épouse et que je l’aime. Tout ce qui est important pour elle l’est aussi pour moi – et tout ce qu’elle croit possède au moins la même mesure de vérité à mes yeux. Nous allons vers le nord. Nous reviendrons une fois que nous y aurons libéré ce pouvoir.
— Très bien, capitula Tindwyl. Dans ce cas, on se souviendra de vous comme d’un lâche qui a abandonné son peuple.
— Laissez-nous ! ordonna Elend, pointant le bastion du doigt.
Tindwyl pivota sur ses talons et se dirigea vers l’entrée d’un pas furieux. Alors qu’elle l’atteignait, elle désigna la table où elle avait placé un peu plus tôt un paquet de la taille d’un livre, enveloppé dans du papier brun, autour duquel était nouée une épaisse ficelle.
— Sazed souhaite que vous livriez ceci au Synode des Gardiens. Vous les trouverez dans la ville de Tathingdwen. Profitez bien de votre exil, Elend Venture.
Elle disparut sur ces mots.
Elend soupira et alla placer son cheval à côté de celui de Vin.
— Merci, dit-elle tout bas.
— Pour quoi ?
— Pour ce que tu viens de dire.
— J’étais sincère, Vin, répondit Elend en lui posant une main sur l’épaule.
— Tindwyl a peut-être raison, tu sais. Malgré ce qu’a dit Sazed, peut-être que je suis folle. Tu te rappelles quand je t’ai dit que j’avais vu un esprit dans les brumes ?
Elend hocha lentement la tête.
— Eh bien, je l’ai revu. C’est comme un fantôme formé par les motifs de la brume. Je le vois tout le temps, qui m’observe et me suit. Et puis j’entends ces rythmes dans ma tête – des pulsations puissantes et majestueuses, comme les vibrations allomantiques. Sauf que je n’ai pas besoin de bronze pour les entendre.
Elend lui serra l’épaule.
— Je te crois, Vin.
Elle leva les yeux, sur la défensive.
— C’est vrai, Elend ? Sincèrement ?
— Je ne sais pas trop, avoua-t-il. Mais j’essaie vraiment. Quoi qu’il en soit, je crois que voyager vers le nord est la meilleure chose à faire.
Elle hocha lentement la tête.
— C’est suffisant, je crois.
Il sourit et se retourna vers l’entrée.
— Où est Spectre ?
Vin haussa les épaules sous sa cape.
— J’imagine que Tindwyl ne va pas nous accompagner.
— Sans doute que non, répondit Elend, souriant.
— Comment est-ce qu’on trouvera notre chemin jusqu’à Terris ?
— Ce ne sera pas difficile, répondit-il. Il nous suffira de suivre le canal impérial jusqu’à Tathingdwen.
Il s’interrompit, se rappelant la carte que leur avait donnée Sazed. Elle conduisait droit aux Montagnes de Terris. Ils devraient se ravitailler à Tathingdwen, et la neige serait sans doute haute, mais… eh bien, chaque chose en son temps.
Vin sourit, et Elend alla s’emparer du paquet laissé par Tindwyl. Il semblait s’agir d’une sorte de livre. Spectre arriva quelques instants plus tard. Il portait son uniforme de soldat, ainsi qu’une sacoche de selle jetée par-dessus son épaule. Il salua Elend d’un hochement de tête, tendit un grand sac à Vin, puis se dirigea vers son propre cheval.
Il a l’air nerveux, songea Elend tandis que le garçon fixait la sacoche à son cheval.
— Que contient ce sac ? demanda-t-il en se tournant vers Vin.
— De la poussière de potin, répondit-elle. On en aura peut-être besoin.
— Est-ce qu’on est prêts ? s’enquit Spectre.
Elend regarda Vin, qui hocha la tête.
— Je crois que…
— Pas tout à fait, déclara une nouvelle voix. Je ne suis absolument pas prête.
Elend se retourna pour voir Allrianne faire une arrivée majestueuse. Elle était vêtue d’une riche jupe d’équitation rouge et marron et avait attaché ses cheveux sous un foulard. Où s’est-elle procuré cette tenue ? se demanda Elend. Deux serviteurs la suivaient, chargés de ballots.
Allrianne s’arrêta et se tapota les lèvres d’un air songeur.
— Je crois qu’il va me falloir un cheval de bât.
— Qu’est-ce que vous faites ? demanda Vin.
— Je vous accompagne, répondit Allrianne. Brisou dit que je dois quitter la ville. Il peut se montrer extrêmement stupide, des fois, mais aussi particulièrement têtu. Il a passé toute la conversation à m’apaiser – comme si je n’étais pas capable de reconnaître son influence, depuis le temps !
Allrianne fit signe à l’un des serviteurs, qui courut chercher un valet d’écurie.
— Ça va être une chevauchée extrêmement rude, prévint Elend. Je ne sais pas si vous parviendrez à suivre notre allure.
Allrianne leva les yeux au ciel.
— Je suis venue jusqu’ici à cheval depuis le Dominat Occidental ! Je crois que je peux m’en tirer. Et puis comme Vin est blessée, vous n’irez sans doute pas si vite que ça.
— On ne veut pas de vous, répondit Vin. On n’a pas confiance en vous – et on ne vous aime pas.
Elend ferma les yeux. Chère Vin, toujours si franche.
Allrianne se contenta de glousser tandis que le serviteur revenait avec deux chevaux et commençait à en charger un.
— Idiote de Vin, dit-elle. Comment pouvez-vous dire ça après ce que nous avons partagé ?
— Partagé ? répéta Vin. Allrianne, nous sommes allées une fois faire des courses ensemble.
— Et j’ai eu l’impression que nous nous entendions très bien, répondit Allrianne. Enfin, nous sommes pratiquement sœurs !
Vin lui lança un regard noir.
— Oui, insista Allrianne, et vous êtes sans doute possible la grande sœur assommante.
Elle accompagna ses propos d’un sourire suave, puis se hissa sur la selle avec une aisance qui témoignait d’une grande expérience. L’un des serviteurs fit approcher son cheval de bât, puis fixa ses rênes derrière la selle d’Allrianne.
— Très bien, mon cher Elend, déclara-t-elle, je suis prête. Allons-y.
Elend se tourna vers Vin, qui secoua la tête d’un air sombre.
— Vous pouvez me laisser ici si vous le souhaitez, reprit Allrianne, mais je me contenterai de vous suivre, j’irai me fourrer dans le pétrin, et vous devrez alors venir à ma rescousse. N’essayez pas de me faire croire que vous n’en feriez rien !
Elend soupira.
— Très bien. Allons-y.
Ils avancèrent lentement à travers la ville, Elend et Vin en tête, Spectre guidant leurs chevaux de bât, Allrianne sur le côté. Elend gardait la tête levée, mais ne distinguait sur son passage que des têtes regardant aux fenêtres ou aux portes. Ils se retrouvèrent bientôt suivis d’une petite foule – et bien qu’il n’entende pas ses chuchotements, il en devinait la teneur.
Le roi. Le roi nous abandonne…
Il savait que beaucoup d’entre eux ne comprenaient toujours pas que lord Penrod détienne le trône. Elend détourna le regard d’une ruelle où il vit de nombreux yeux le scruter. Il y avait lu une peur obsédante. Il s’était attendu à des accusations mais, d’une certaine façon, leur acceptation teintée de découragement était encore plus démoralisante. Ils s’attendaient à le voir fuir. À être abandonnés. Il était l’une des rares personnes assez riches, et assez puissantes, pour s’enfuir. Bien sûr qu’il allait le faire.
Il ferma très fort les yeux, s’efforçant de ravaler sa culpabilité. Il regretta qu’ils n’aient pu partir de nuit, se faufiler par une passe comme la famille de Ham. Toutefois, il importait que Straff voie partir Elend et Vin, afin qu’il comprenne qu’il pouvait prendre la ville sans attaquer.
Je reviendrai, promit Elend au peuple. Je vous sauverai. Pour l’heure, il vaut mieux que je parte.
Les larges battants de la Porte d’Étain apparurent devant eux. Elend pressa son cheval pour distancer les adeptes qui le suivaient en silence. Les gardes de la porte avaient déjà reçu leurs ordres. Elend les salua d’un signe de tête, ramena son cheval au pas, et ils ouvrirent les portes. Vin et les autres le rejoignirent devant l’entrée.
— Dame Héritière, demanda l’un des gardes. Vous partez, vous aussi ?
Vin tourna la tête sur le côté.
— Ne vous en faites pas, répondit-elle. Nous ne vous abandonnons pas. Nous allons chercher de l’aide.
Le soldat sourit.
Comment peut-il si facilement lui accorder sa confiance ? se demanda Elend. À moins que l’espoir soit tout ce qui lui reste ?
Vin retourna son cheval pour faire face à la foule, puis baissa son capuchon.
— Nous reviendrons, promit-elle.
Elle paraissait moins nerveuse qu’auparavant face aux gens qui la vénéraient.
Depuis la nuit dernière, quelque chose a changé en elle, se dit Elend.
Les soldats les saluèrent collectivement. Elend leur rendit leur salut ; puis il gratifia Vin d’un signe de tête. Il ouvrit la marche tandis qu’ils franchissaient les portes au galop en direction de la grand-route du nord – un trajet qui leur permettrait de contourner l’armée de Straff par l’ouest.
Ils n’étaient pas allés très loin lorsqu’un groupe de cavaliers les intercepta. Elend s’abaissa contre l’encolure de son cheval et jeta un coup d’œil à Spectre et aux chevaux de bât. Mais ce fut Allrianne qui retint son attention ; elle chevauchait avec une incroyable aisance, l’expression résolue, sans la moindre trace de nervosité.
Sur le côté, Vin écarta vivement sa cape pour tirer une poignée de pièces. Elle les jeta dans l’air, et elles s’élancèrent à une vitesse telle qu’Elend n’en avait jamais vue, même chez d’autres allomanciens. Seigneur Maître ! songea-t-il, stupéfait, tandis que les pièces disparaissaient trop vite pour qu’il parvienne à les suivre.
Les soldats tombèrent, et Elend entendit à peine le tintement du métal heurtant le métal, couvert par le bruit des sabots. Il fonça droit au cœur de ce groupe d’hommes chaotique, dont beaucoup étaient en train d’agoniser à terre.
Des flèches commencèrent à s’abattre, mais Vin les dispersa sans même agiter la main. Elle avait ouvert le sac de potin, remarqua-t-il, et libérait derrière elle, tout en chevauchant, un nuage de poussière qu’elle repoussait en partie sur les côtés.
Les prochaines flèches n’auront pas de pointe métallique, devina un Elend nerveux. Derrière eux, les soldats s’alignaient à grands cris.
— Je vous rattraperai, lança Vin avant de bondir à terre.
— Vin ! hurla Elend en faisant tourner sa monture.
Allrianne et Spectre le dépassèrent à toute allure. Vin atterrit et, chose étonnante, se mit à courir sans même trébucher. Elle vida le contenu d’un flacon de métal, puis regarda en direction des archers.
Nouvelle volée de flèches. Elend jura, mais relança son cheval d’un coup de pied. Il ne pouvait pas faire grand-chose pour l’instant. Il galopait tête baissée tandis que les flèches tombaient autour de lui. L’une d’entre elles frôla sa tête à quelques centimètres et alla se planter dans la route.
Puis elles cessèrent de tomber. Il regarda derrière lui, serrant les dents. Vin se tenait devant un nuage croissant de poussière. La poussière de potin, se dit-il. Elle exerce une Poussée dessus – elle la pousse le long du sol pour soulever la poussière et la cendre.
Une immense vague de poussière, de cendre et de métal heurta les archers de plein fouet, déferlant sur eux. Elle enveloppa les soldats, qui s’abritèrent les yeux en jurant, et certains tombèrent à terre, le visage entre les mains.
Vin remonta en selle, puis s’éloigna au galop de cette masse ondulante de particules charriées par le vent. Elend ralentit son cheval et la laissa le rattraper. Derrière eux, l’armée était en proie au chaos tandis que certains donnaient des ordres et que d’autres s’éparpillaient.
— On accélère ! ordonna Vin en approchant de lui. On est presque hors de portée de leurs flèches !
Ils rattrapèrent bientôt Allrianne et Spectre. Nous ne sommes pas hors de danger – mon père pourrait toujours décider d’envoyer des hommes à notre poursuite.
Mais les soldats avaient forcément reconnu Vin. Si l’instinct d’Elend ne se trompait pas, Straff les laisserait filer. Sa cible principale était Luthadel. Il pourrait pourchasser Elend plus tard ; pour l’heure, il serait simplement ravi de voir s’éloigner Vin.
— Merci de m’avoir si gentiment aidée à sortir, déclara soudain Allrianne en regardant l’armée. Maintenant, je m’en vais.
— Quoi ? demanda Elend, surpris, en s’arrêtant près de Spectre.
— Laisse-la, lui dit Vin. On n’a pas le temps.
Eh bien, voilà qui résout un problème, songea Elend en dirigeant son cheval vers la grand-route. Adieu, Luthadel. Je reviendrai vers toi plus tard.
— Eh bien, voilà qui résout un problème, commenta Brise qui, depuis le sommet des remparts, regardait disparaître Elend et son groupe derrière une colline.
À l’est, une grande colonne de fumée – d’origine toujours inconnue – s’élevait du camp des koloss. À l’ouest, l’armée de Straff s’affairait, agitée par cette évasion.
Dans un premier temps, Brise s’était inquiété pour la sécurité d’Allrianne – avant de comprendre que, l’armée ennemie mise à part, elle ne serait nulle part aussi en sécurité qu’auprès de Vin. Tant qu’Allrianne ne s’éloignait pas trop des autres, elle serait en sécurité.
Le groupe qui lui tenait compagnie en haut des remparts gardait le silence et Brise, pour une fois, ne toucha pas à leurs émotions. Cette gravité semblait de mise. Le jeune capitaine Demoux se tenait près du vieux Clampin, et le paisible Sazed près de Ham le guerrier. Ensemble, ils observaient la graine d’espoir qu’ils avaient semée au vent.
— Un instant, déclara Brise, songeur, qui venait de remarquer quelque chose. Tindwyl n’était pas censée les accompagner ?
Sazed fit signe que non.
— Elle a décidé de rester.
— Mais pourquoi ça ? demanda Brise. Est-ce que je ne l’ai pas entendue jacasser au sujet de la non-intervention dans les conflits locaux ?
Sazed secoua la tête.
— Je n’en sais rien, lord Brise. C’est une femme très difficile à comprendre.
— Elles le sont toutes, marmonna Clampin.
Sazed sourit.
— Quoi qu’il en soit, il semblerait que nos amis aient réussi à s’échapper.
— Puisse le Survivant les protéger, récita Demoux tout bas.
— Oui, répondit Sazed. Puisse-t-il, en effet.
Clampin ricana. S’appuyant d’un bras aux remparts, il tourna son visage noueux vers Sazed.
— Ne l’encouragez pas.
Demoux rougit, puis se détourna et s’éloigna.
— Que voulez-vous dire ? demanda Brise, curieux.
— Ce garçon a prêché auprès de mes soldats, répondit Clampin. Je lui ai dit que je ne voulais pas que ses bêtises leur encombrent l’esprit.
— Ce ne sont pas des bêtises, lord Cladent, protesta Sazed. C’est sa foi.
— Vous croyez sincèrement, demanda Clampin, que Kelsier va protéger ces gens ?
Sazed hésita.
— Ils y croient, et c’est…
— Non, l’interrompit Clampin, l’air mauvais. Ça n’est pas suffisant, Terrisien. Ces gens se bercent d’illusions en croyant au Survivant.
— Vous avez cru en lui, répondit Sazed. (Brise fut tenté de l’apaiser pour estomper la tension de la dispute, mais Sazed paraissait déjà extrêmement calme.) Vous l’avez suivi. Vous avez suffisamment cru au Survivant pour renverser l’Empire Ultime.
Clampin lui lança un regard mauvais.
— Je n’aime pas votre sens de l’éthique, Terrisien – je ne l’ai jamais aimé. Notre bande – la bande de Kelsier – s’est battue pour libérer ce peuple parce que c’était juste.
— Parce que vous croyiez que c’était juste.
— Et vous, Terrisien, qu’est-ce que vous croyez juste ?
— Ça dépend, répondit Sazed. Il existe bien des systèmes différents, avec bien des valeurs différentes.
Clampin hocha la tête puis se retourna comme si l’incident était clos.
— Attends, Clampin, lui lança Ham. Tu ne vas pas répondre à ça ?
— Il en a dit assez, répondit Clampin. Sa croyance est situationnelle. Pour lui, même le Seigneur Maître était une divinité parce que le peuple le vénérait – ou était forcé de le vénérer. J’ai raison, Terrisien ?
— D’une certaine façon, lord Cladent, répondit Sazed. Cependant, il se peut que le Seigneur Maître ait représenté une forme d’exception.
— Mais vous conservez toujours des documents et des souvenirs des pratiques du Ministère d’Acier, n’est-ce pas ? demanda Ham.
— Oui, avoua Sazed.
— Situationnelle, cracha Clampin. Au moins, ce crétin de Demoux a eu le bon sens de choisir de ne croire qu’en une seule chose.
— Ne raillez pas la foi d’un homme simplement parce que vous ne la partagez pas, lord Cladent, déclara doucement Sazed.
Clampin ricana de nouveau.
— C’est très facile pour vous, tout ça, hein ? demanda-t-il. De croire en tout sans jamais devoir choisir ?
— Je dirais, répliqua Sazed, qu’il est plus difficile de croire comme je le fais, car il faut apprendre à se montrer objectif et tolérant.
Clampin répondit d’un geste méprisant et se détourna pour boiter jusqu’à l’escalier.
— Comme vous voulez. Je dois aller préparer mes gars à mourir.
Sazed le regarda s’éloigner, fronçant les sourcils. Brise l’apaisa, effaçant un peu de sa suffisance pour faire bonne mesure.
— Ne l’écoutez pas, Saze, dit Ham. On est tous à cran ces temps-ci.
Sazed hocha la tête.
— Cela dit, il a raison sur plusieurs points – que je n’ai encore jamais dû affronter. Jusqu’à cette année, mon devoir consistait à recueillir, étudier et à me souvenir. Il m’est encore très difficile de placer une croyance en dessous d’une autre, même si cette croyance tourne autour d’un homme dont je sais qu’il était tout à fait mortel.
Ham haussa les épaules.
— Qui sait ? Peut-être que Kell est vraiment là, quelque part, et qu’il veille sur nous.
Non, se dit Brise. Si c’était le cas, nous ne nous serions pas retrouvés ici – à guetter la mort, enfermés dans une ville que nous étions censés sauver.
— Enfin bref, reprit Ham. J’aimerais quand même bien savoir d’où vient cette fumée.
Brise jeta un coup d’œil en direction du camp des koloss. Cette sombre colonne était trop centrale pour provenir des feux de cuisine.
— Des tentes ?
Ham secoua la tête.
— El disait qu’il n’y en avait que deux ou trois – bien trop peu pour produire une telle fumée. Ce feu brûle depuis un bon moment déjà.
Brise secoua la tête. Ça n’a plus beaucoup d’importance, j’imagine.
Straff Venture toussa de nouveau, recroquevillé sur son siège. Ses bras étaient couverts de sueur et ses mains tremblaient.
Son état ne s’améliorait pas.
Au départ, il avait interprété les frissons comme un effet secondaire de sa nervosité. Il avait passé une rude soirée, entre les assassins qu’il avait envoyés après Zane, puis la façon dont il avait frôlé la mort aux mains de ce Fils-des-brumes dément. Mais au cours de la nuit, les tremblements n’avaient pas cessé. Ils avaient au contraire empiré. Ils ne résultaient pas simplement de la nervosité ; il devait souffrir d’une maladie quelconque.
— Majesté ! l’appela une voix depuis l’extérieur.
Straff se redressa, s’efforçant de paraître aussi présentable que possible. Malgré tout, le messager hésita en entrant dans la tente, remarquant apparemment sa peau blême et ses yeux fatigués.
— M… milord, commença le messager.
— Parlez, répondit sèchement Straff, s’efforçant de projeter un air impérieux contraire à ce qu’il ressentait. Dépêchez-vous.
— Des cavaliers, milord, répondit l’homme. Ils ont quitté la ville !
— Quoi ! s’exclama Straff, qui rejeta sa couverture et se leva. (Il parvint à se lever malgré un accès de vertige.) Pourquoi n’en ai-je pas été informé ?
— Ils sont passés très vite, milord, répondit le messager. Nous avons à peine eu le temps d’envoyer l’équipe d’interception.
— Vous les avez rattrapés, je suppose, déclara Straff en s’appuyant sur son siège.
— En fait, ils se sont échappés, milord, dit lentement le messager.
— Quoi ? s’écria Straff qui se retourna vivement, furieux.
Ce geste fut de trop pour lui. Le vertige le saisit de nouveau et la noirceur envahit son champ de vision. Il vacilla, se rattrapa au siège et parvint à s’y effondrer plutôt que sur le sol.
— Envoyez chercher le guérisseur ! entendit-il le messager crier. Le roi est malade !
Non, se dit Straff, sonné. Non, c’est arrivé trop vite. Ça ne peut pas être une maladie.
Les derniers mots de Zane. Qu’avait-il dit ? Un homme ne devrait pas tuer son père…
Menteur.
— Amaranta, appela Straff d’une voix rauque.
— Milord ? répondit une voix.
Parfait. Il y avait quelqu’un avec lui.
— Amaranta, répéta-t-il. Faites-la venir.
— Votre maîtresse, milord ?
Straff se força à rester conscient. Maintenant qu’il était assis, il retrouvait en partie son équilibre et sa vision. L’un des gardes de la porte se trouvait à ses côtés. Comment s’appelait-il, déjà ? Grent.
— Grent, lui lança Straff sur un ton qu’il espérait autoritaire. Vous devez m’appeler Amaranta. Tout de suite !
Le soldat hésita, puis quitta précipitamment la pièce. Straff se concentra sur sa respiration. Inspirer, expirer. Inspirer, expirer. Zane était un serpent. Inspirer, expirer. Inspirer, expirer. Zane n’avait pas voulu se servir d’un couteau – non, ça, c’était prévisible. Inspirer, expirer. Mais quand l’avait-il empoisonné ? Straff ne s’était pas senti malade de toute la journée de la veille.
— Milord ?
Amaranta se tenait à l’entrée. Elle avait été belle autrefois, avant que l’âge la rattrape – comme il les rattrapait toutes. Les grossesses détruisaient les femmes. Comme elle avait été succulente, avec ses seins fermes et lisses, sa peau impeccable…
Tu divagues, se dit Straff. Concentre-toi.
— J’ai besoin… d’un antidote, s’obligea-t-il à dire, se concentrant sur l’Amaranta actuelle : cette femme proche de la trentaine, cette créature vieille – mais encore utile – qui le gardait en vie malgré les poisons de Zane.
— Bien sûr, milord, répondit Amaranta en se dirigeant vers le meuble où elle rangeait ses poisons pour en tirer les ingrédients nécessaires.
Straff se laissa aller en arrière et se concentra sur sa respiration. Sans doute Amaranta percevait-elle l’urgence de la situation, car elle n’avait même pas tenté de le convaincre de partager sa couche avec elle. Il la regarda s’activer, sortir son brûleur et ses ingrédients. Il fallait… qu’il trouve… Zane.
Elle ne s’y prenait pas comme il fallait.
Straff brûla de l’étain. Le soudain afflux de sensibilité faillit l’aveugler, même à l’ombre de sa tente, et ses douleurs et frissons devinrent atrocement aigus. Mais ses pensées s’éclaircirent, comme s’il s’était soudain baigné dans l’eau froide.
Amaranta préparait les mauvais ingrédients. Straff ne s’y connaissait guère en préparation d’antidotes. Il avait été contraint de déléguer cette tâche pour concentrer plutôt ses efforts dans l’apprentissage – les odeurs, les goûts, les décolorations – des effets des poisons. Cependant, il avait souvent regardé Amaranta préparer son antidote général. Elle s’y prenait différemment cette fois-ci.
Il se força à quitter son siège et garda son étain attisé, bien qu’il le fasse larmoyer.
— Qu’est-ce que vous faites ? demanda-t-il en approchant d’elle d’un pas instable.
Amaranta leva les yeux, stupéfaite. La lueur coupable qui traversa son regard fournit à Straff une confirmation suffisante.
— Qu’est-ce que vous faites ! hurla Straff, à qui la peur prêtait une force accrue, tout en la saisissant par les épaules pour la secouer.
Malgré sa faiblesse, il demeurait bien plus fort qu’elle. Elle baissa les yeux.
— Votre antidote, milord…
— Vous ne le préparez pas comme il faut ! s’exclama Straff.
— Comme je vous ai trouvé l’air fatigué, je voulais ajouter quelque chose qui vous aidera à rester éveillé.
Straff hésita. Cette réponse lui semblait logique, bien qu’il ait du mal à réfléchir. Puis, baissant les yeux vers cette femme dépitée, il entrevit furtivement un peu de chair à découvert sous son corsage.
Il baissa la main pour arracher sa robe, exposant sa chair au niveau du flanc. Son sein gauche – qui lui répugnait, car il s’affaissait légèrement – était couvert de cicatrices et de coupures, comme faites à la pointe d’un couteau. Aucune des cicatrices n’était récente, mais Straff, malgré sa confusion mentale, reconnut l’œuvre de Zane.
— Vous étiez son amante ? demanda Straff.
— C’est votre faute, siffla Amaranta. Vous m’avez abandonnée une fois que j’ai vieilli et que je vous ai donné plusieurs enfants. Tout le monde me l’avait dit, mais j’espérais…
Straff se sentit faiblir. Pris de vertige, il posa la main sur le cabinet de bois renfermant les poisons.
— Oui, poursuivit Amaranta, les joues maculées de larmes. Pourquoi a-t-il fallu que vous me preniez aussi Zane ? Qu’avez-vous fait pour le chasser ? Pour qu’il arrête de venir me voir ?
— Vous l’avez laissé m’empoisonner, dit Straff en tombant sur un genou.
— Crétin, cracha Amaranta. Il ne vous a jamais empoisonné – pas une seule fois. Mais il vous l’a souvent fait croire à ma demande. Et alors, chaque fois, vous accouriez vers moi. Vous doutiez de tout ce que Zane faisait – et pourtant, vous n’avez pas une seule fois pris le temps de vous demander ce que contenait cet « antidote » que je vous donnais.
— Je me sentais mieux quand je le prenais, marmonna Straff.
— C’est ce qui se passe quand on s’accoutume à une drogue, Straff, chuchota Amaranta. Quand on la prend, on se sent mieux. Dans le cas contraire… on meurt.
Straff ferma les yeux.
— Vous êtes à moi maintenant, Straff, dit-elle. Je peux vous obliger à…
Straff hurla, rassemblant toutes ses forces pour se jeter sur elle. Elle poussa un cri de surprise lorsqu’il la saisit à bras-le-corps et la poussa à terre.
Puis elle se tut, car les mains de Straff lui serraient la trachée. Elle se débattit un moment, mais Straff pesait bien plus lourd qu’elle. Il avait eu l’intention d’exiger son antidote, de la contraindre à le sauver, mais il n’avait plus les idées très claires. Sa vision commençait à se brouiller, sa concentration à faiblir.
Le temps qu’il retrouve ses esprits, Amaranta était étendue morte devant lui, le visage bleu. Il ignorait combien de temps il avait continué à étrangler son cadavre. Il roula au bas de son corps, en direction du meuble ouvert. À genoux, il s’empara du brûleur, mais ses mains tremblantes le renversèrent, répandant un liquide brûlant sur le sol.
Jurant pour lui-même, il s’empara d’une cruche d’eau froide et entreprit d’y jeter des poignées d’herbes. Il resta à l’écart des tiroirs qui contenaient les poisons, pour se concentrer sur ceux qui renfermaient les antidotes. Cependant, beaucoup étaient à double tranchant. Certains créaient une accoutumance. Il n’avait pas le temps de s’en inquiéter ; il sentait la faiblesse de ses membres et avait le plus grand mal à saisir les poignées d’herbes. Des fragments rouges et bruns s’échappaient de ses mains tremblantes tandis qu’il laissait tomber une poignée après l’autre dans le mélange.
L’une de ces herbes était celle dont il était devenu dépendant. N’importe laquelle des autres pouvait le tuer. Il ignorait même quelles étaient les probabilités.
Il but malgré tout le mélange, qu’il avala par goulées entre deux tentatives d’inspiration, puis se laissa sombrer dans l’inconscience.